« Sortir des relations toxiques », une invitation alchimique au retour à soi 1/3
Quand la mer se retire…
Quand la mer se retire au large en période de grande marée apparait ce qui était immergé, et c’est alors l’occasion de découvrir ce qui se cache sous la surface des eaux, dissimulé à notre regard et notre perception ordinaire.
Nous vivons un temps de tempête où les mouvements de flux et de reflux nous laissent deviner, apercevoir ou contempler en pleine lumière les structures d’un monde qui à bien des égards se délite, fondé sur la domination et les relations de pouvoir. Et nous sommes collectivement et individuellement interpelés dans nos vies par ce que nous percevons désormais comme dysfonctionnel.
Nul doute que la lumière projetée sur les relations dites « toxiques » à travers de nombreux ouvrages, films, émissions, fait partie de ce grand mouvement de régénération nécessaire à un nouveau cycle de vie en société que nous pouvons sentir poindre et que chacun appelle de ses vœux. Mais de même que le reflux marin révèle quelquefois les naufrages, les gouffres que la mer recouvre, de même les perturbations émotionnelles créées par les relations toxiques réveillent les failles, les blessures intérieures généralement occultées et pourtant gardiennes des trésors enfouis de notre psyché, que nous devons courageusement explorer pour initier une transformation.
C’est à ce voyage intérieur, à la quête alchimique de notre être véritable que je vous invite à travers ces articles dédiés au « retour à soi ».
Partie 1 : Suis-je victime de mes relations ?
Qu’est-ce qu’une relation toxique ?
Je qualifierais de « toxique » une relation dans laquelle il y a perte de libre-arbitre, une dépendance réelle ou pas, la négation des besoins de l’une des personnes au moins, voire de son identité, et au fond, une relation à sens unique qui semble se faire pour le bien-être de l’un aux détriments des autres.
Quels peuvent être les signaux d’alerte ?
Les signaux suivants ne sont pas exhaustifs évidemment, mais ils sont l’indice de possibles relations toxiques :
- Une sensation de malaise, de mal-être qui s’installe et qui peut aller d’un sentiment confus à une souffrance intense.
- La relation crée une dissonance, une distorsion. Notre intuition nous dit que quelque chose ne sonne pas juste.
- La relation induit une sorte de confusion mentale : ce que nous voyons, ce que nous entendons, et ce que nous sentons, ce que nous percevons ne sont pas en congruence (exemple : dissonance entre ce qui est dit et l’attitude non verbale perçue).
- La relation crée des montagnes russes émotionnelles.
- Une fatigue excessive, une perte d’énergie est constatée sans raison autre et apparente.
- Une perte de confiance progressive en soi, en ses capacités, dévalorisation.
- Une tendance à s’isoler, à se couper de son environnement habituel.
Si je constate certains de ces signaux d’alerte, peut-être puis-je me pencher sur mes relations et me poser la question suivante :
Suis-je victime de mes relations ?
On peut se trouver en position de victime et demander réparation.
Tout d’abord, précisons qu’il n’est pas question de nier que nous pouvons évidemment subir des préjudices dans nos vies et qu’il est parfaitement légitime en tant que victime d’un acte délictueux de demander réparation.
Ce dont nous parlons ici est d’un positionnement « victimaire », de l’identification à un rôle qui devient partie prenante de notre identité et engendre des conséquences prévisibles. Cette identification n’est pas nécessairement consciente ou pas totalement et nous entraîne malgré nous dans le fameux triangle infernal des relations toxiques.
Karpman : le triangle dramatique
En 1968, dans Fairy Tales and script drama analysis Stephen Karpman élabore sa théorie du « Triangle dramatique » qui est une sorte de matrice des « jeux psychologiques » au sens de l’Analyse Transactionnelle. Il y décrit la relation de manipulation entre les 3 rôles de Victime, Persécuteur et Sauveur qu’engendre une communication faussée et pervertie entre les protagonistes. Ce schéma correspond à la mise en œuvre de stratégies relationnelles assez stéréotypées entre des personnes qui ne peuvent ou ne savent pas percevoir et exprimer leurs pensées, communiquer leurs émotions et se croient incapables de satisfaire par elles-mêmes certains de leurs besoins.
La littérature est abondante sur le sujet, je le décrirai donc succinctement.
J'aimerais mettre en valeur les points suivants :
- Dans ce schéma relationnel, chacun trouve un bénéfice dans le rôle joué et personne n’a intérêt à ce que cela s’arrête :
- Le Persécuteur veut maintenir son interlocuteur en position de victime pour en profiter.
- La victime, pour attirer l’attention du Sauveur, ne cherche pas vraiment à régler ses problèmes.
- Le Sauveur pour garder l’ascendant sur la Victime la maintient dans la déresponsabilisation.
- Les rôles sont interchangeables :
Un Persécuteur se présente souvent sous un autre masque, celui du Sauveur ou celui de la Victime pour attirer sa proie potentielle. Il peut également avoir été une ancienne Victime.
Le Sauveur, s’il ne se sent pas suffisamment entendu ou reconnu par la Victime qu’il tente de sauver se transforme souvent en Victime ou en Persécuteur.
La Victime peut aussi devenir le Persécuteur de son Sauveur.
Dans le cas du Syndrome de Stockholm, les rôles de Persécuteur et de Sauveur sont confondus, ce qui maintient la Victime dans la confusion totale.
- La fabrique du drame ordinaire et extraordinaire
Le triangle de Karpman est un schéma qui imprègne notre imaginaire, qui est la base de tout « scénario », du plus sommaire au plus élaboré de la tragédie classique à Hollywood.
Je ne résiste pas ici à reproduire le savoureux texte de Bernard Friot dans Histoires Pressées « Histoire Télégramme »
Dragon enlève princesse – Roi demande chevalier sauver princesse – Trois chevaliers attaquent dragon – Premier chevalier carbonisé – Deuxième écrabouillé – Troisième avalé tout cru – Roi désespéré – Facteur idée – Envoie lettre piégée dragon – Dragon explose – Princesse épouse facteur – Heureux – Famille nombreuse – Réduction SNCF – Fin.
On y reconnaîtra les trois rôles qui fondent le noyau de base du conte, mais aussi de toute amorce d’intrigue ou d’aventure. Bien sûr, ici le dragon est réellement un agresseur, la princesse est vraiment victime et happy end, c’est elle apparemment qui choisit d’épouser son Sauveur. Les histoires les plus passionnantes du cinéma ou de la littérature ne font que complexifier cette structure de base et la notion de séduction entre en jeu.
Exemple tiré de ma pratique professionnelle, mais qui pourrait être la trame d’un feuilleton sentimental :
A est une femme de 45 ans environ, qui a brillamment réussi sa vie professionnelle et financière. Elle sort d’une rupture qui l’a déstabilisée au niveau affectif et a peur de se voir vieillir.
B est un homme dont la vie sentimentale est chaotique et qui ne pense pas avoir une vie professionnelle à la hauteur de ses capacités. Il rêve d’un niveau de vie plus confortable et de voyages.
A et B qui s’étaient connus autrefois, entrent à nouveau en contact et décident de se revoir. Ils initient une nouvelle relation amoureuse, chacun semblant apporter à l’autre ce qui lui manque. Ils habitent cependant dans des régions éloignées.
A propose à B de la rejoindre dans son cadre de vie, plus agréable, et de créer une nouvelle vie professionnelle qui lui permettra de s’épanouir. B pense apporter à la fois du réconfort et de l’aventure à A, de la fantaisie dans une vie personnelle un peu terne.
On peut voir que l’un et l’autre (je n’entre pas dans le passé de chacun) se sent plus ou moins victime de la vie et à la fois se perçoit comme un Sauveur pour l’autre et également perçoit l’autre comme son propre Sauveur.
Passés les tout premiers moments de vacances, de voyages, A est à nouveau prise par son métier et a peu de temps à consacrer à B. B s’ennuie dans cette région où il ne connait personne et ses projets tombent à l’eau. Les reproches commencent : A se rend compte que B est peut-être plus attaché au confort que leur procure sa situation aisée qu’à un vrai intérêt pour elle -même. Il se plaint beaucoup de ses journées vides et regrette à haute voix sa vie d’avant, lui qui a tout quitté pour elle !
B s’ennuie, accepte difficilement l’investissement de A dans son travail et la fatigue qui en résulte et qui n’en fait pas toujours la compagne idéale pour qui rêve d’aventure. Il est moins présent et se désengage peu à peu de la relation sentimentale.
Bref, les remarques blessantes fusent des deux côtés, puis les menaces voilées, les tentatives pour rendre l’autre jaloux. Chacun endossant à son tour le rôle du Persécuteur. Et ce qui semblait une jolie histoire entre deux personnes un peu cabossées, se révèle un imbroglio de manipulations, de relation de domination, de tentatives de dévalorisation de l’autre vont jusqu’à l’humiliation, une relation éminemment toxique.
Du fait d’une dépendance affective bien ancrée de part et d’autre, ces deux personnes jouent tour à tour chacun des rôles du triangle infernal, faisant de temps à autre intervenir une personne tierce dans la relation. Sans prise de conscience du schéma relationnel en jeu, l’histoire se répète indéfiniment, seules les différentes péripéties variant au cours du temps. Scènes de ménage, séparations, retrouvailles, trahisons, jalousie… créant du feuilleton à la petite semaine.
Il s’agit bien de « scénario », car à chaque « rôle » sont attachés des modes d’action particuliers, des stratégies spécifiques et reconnaissables, ce qui fait que d’une certaine façon, les histoires de relations « toxiques » se ressemblent toujours : mêmes mécanismes en œuvre, mêmes étapes de relations, de la séduction à l’enfer relationnel.
Les échanges de rôles permettant les rebondissements les plus spectaculaires au cinéma, déclencheurs d’ascenseurs émotionnels addictifs (celui qu’on prenait pour un « méchant » depuis le début du film et qui se révèle fidèle au « camp du bien », trahisons soudaines…)
Ce « modèle » relationnel est si présent dans notre culture qu’il fait partie intégrante de notre psyché. C’est pourquoi, il est nécessaire de se détacher non seulement du rôle de Victime (ou de Sauveur), mais aussi du pattern relationnel complet, sortir de la machine à fabriquer du drame, pour explorer (inventer collectivement ?) de nouveaux modes relationnels plus sains, responsables et vertueux.
Sortir des relations « toxiques » nous amène à interroger nos comportements : Ai-je tendance à adopter l’un ou l’autre de ces rôles ? Suis-je encore fasciné(e) par la machine à fabriquer du drame ? Cela nous invite à investiguer notre propre intériorité car les rouages du triangle infernal se cachent dans les replis, les interstices, les failles de nos inconscients individuels et collectifs.
C’est donc à une exploration minutieuse de nos émotions, de nos croyances, de nos représentations que nous nous livrerons dans un retour à soi à la fois passionnant et salutaire, et à la quête de ce qui en nous aspire à la délivrance et la reconnaissance de notre être libéré de tout rôle, et ce dans tous les domaines de notre vie.